"Ce sera le début de ma prochaine chanson", se dit le troubadour.
Parmis les pays qu' il a parcourus lors de ses nombreux voyages,la Provence est celui qu' il aime entre tous. Et pourtant, que de terres il a traversées depuis qu' il a décidé de quitter l' atelier de son père à Toulouse ! Son père voulait qu' il reste avec lui et qu' il apprenne son métier de fourreur : assouplir et façonner les peaux de mouton, de chèvre, de renard ou d' ours pour en faire des doublures de cottes ou de manteaux que les colporteurs iraient ensuite vendre dans les foires. Mais Peire n' avait pas d' attirance pour ce métier. Ce qu' il voulait, c' était découvrir le monde. Maintenant qu' il a réaliser son rêve, il se retrouve dans ce pays aimé entre tous, celui des ciels bleus et des couchers de soleil qui n' en finissent pas : la Provence.
Son pays qu' il aime tant évoquer dans ses chansons :
On ne sait si doux repaire
que du Rhône jusqu'à Vence
ce qu'enclot mer et Durance.
Sur la route des baux où il a passé une grande partie de sa jeunesse, que de souvenirs lui reviennent en mémoire ! Chaque détour de chemin lui rappelle un bon moment.
Chevauchant sous un ciel aussi pur que ceux qu' il a contemplés en Terre Sainte, il aperçoit déjà au loin la tour Sarrasine.
Peire Vidal se reprend a fredonner en songeant au passé. Il y a plusieurs
années, il s' était embarqué à Gènes en Italie,
avec des compagnons qui, soucieux de venir au secours de Saint-Jean d' Âcre,
souhaitaient rejoindre le roi Richard Coeur de Lion en Terre sainte. Il n’était
pas resté très longtemps aux côtés des croisés.
Il avait gagné Chypre où il s' était marié avec
une Grecque qui descendait de l' empereur de Byzance! Ensemble, ils avaient
connu des jours heureux qui étaient pour lui un souvenir doux et cher.
Mais sa femme était morte. Il aurait pu choisir de retourner à
Barcelone où il avait été très bien accueilli, ou
encore à la tour du roi d' Aragon ou l' on fredonnait encore ses chansons.
Il aurait pu partir vers le nord ou vers l' est, en Hongrie où il espérait
aller un jour car on lui avait beaucoup vanté la beauté du lac
Balaton ! Mais la Provence l' avait appelé impérieusement.
Et voila que déjà, au détour d' un chemin, la roue d' un
moulin qui tourne au vent léger semble lui faire signe... Bientôt,
il aperçoit la tour Paravelle, puis le château des Baux qui ravive
en lui le souvenir de sa jeunesse et de l' amour secret qu' il porte à
sa dame...
Peire Vidal chevauche depuis l' aube.
À mesure que le soleil monte et qu' il se rapproche du château,
la route est
de plus en plus fréquentée. Deux jours plus tôt, les hérauts
ont annoncé le tournoi qui va avoir lieu en ce jour de juin, au château
des Baux. Peire Vidal n'a pas pu résister à cet appel. Il rencontre
d' abord un groupe de pèlerins, hommes et femmes, qui se rendent aux
Saintes-Maries-de-la-Mer, ce pèlerinage où l' on vénère
une Vierge noire.
Il chemine un moment avec eux. Ensuite, il croise deux moines qui, eux, s' en
reviennent de l' abbaye du Thoronet et remontent vers le nord. Puis, il est
rejoint par toute une compagnie de mulets et d' ânes que conduisent des
valets très affairés. Les bêtes sont chargées de
ballots et derrière eux, à cheval, les marchands ferment la marche.
Eux aussi viennent pour le tournoi ; ils installeront leurs étals non
loin du champ où la fête aura lieu : les marchands sont toujours
là où il y a des affaire à faire !
D' autres cavaliers prennent le même chemin, accompagnés de leurs
dames. Tous échangent de joyeux saluts. Peire se dit qu' aucun ne doit
avoir les mêmes pensées que lui. S' il est si heureux de faire
cette route vers Les Baux, c' est qu' au plus profond de lui, il espère
y retrouver sa dame. Sera-t-elle là ? Le reconnaîtra-t-elle ? Ne
l' aura-t-elle pas oublié après tant d' années ? Son coeur
se serre de peur et d' espoir et, instinctivement, il ralentit sa monture...
Peire était bien jeune encore lorsqu' il avait été convié
à séjourner aux Baux. C' était au tout début de
sa carrière de troubadour. Le seigneur Barral, qui l' avait entendu jouer
à Marseille, l' avait invité à venir se produire dans son
château. Et c' est ainsi que Peire avait rencontré la dame de sa
vie, sa muse, Azalis, l' épouse de Barral des Baux. Une époque
merveilleuse avait commencé pour lui. Chaque jour, il composait une nouvelle
chanson pour Azalis et ses chansons plaisaient à la dame. Quand elle
le regardait, ses yeux s’allumaient d' un feu qui l' enflammait à
son tour. Elle lui inspirait des poèmes vibrants dans lesquels il l'
appelait Vierna, la printanière. Un nom qu 'elle semblait apprécier...
Peire est interrompu dans sa rêverie. Son cheval visiblement a soif et
essaye de l' attirer vers la fontaine toute proche. Une occasion pour Peire
de se reposer un peu mais aussi de savourer le souvenir qu' il conserve précieusement
au fond de son coeur.
Un jour, en pénétrant dans la grande salle du château, il
avait aperçu Vierna endormie dans le fauteuil où elle venait toujours
s' asseoir pour l' écouter. Très doucement, il s' était
approché et lui avait donné un baiser. Un geste merveilleux et
tout à la fois malheureux ! Peire n' avait pas entendu l' écuyer
qui entrait et sur ses pas, le seigneur Barral lui-même... Il avait dû
quitter le pays. Puis, il y eut son voyage en Terre sainte, Chypre et l'Espagne.
Aujourd'hui, après une si longue séparation, Peire Vidal est
de retour en Provence et son coeur bat pour Azalis. Il se remet en selle et
reprend la route avec la ferme intention de montrer à sa dame que son
amour est toujours aussi fort. Certes il n' osera pas s’approcher
d' elle mais pour elle, il chantera et, sans aucun doute, elle le reconnaîtra.
Pour dominer son émotion et son impatience, il se récite à
lui-même quelques vers de Guillaume d' Aquitaine, le plus grand des troubadours
:
Il en va ainsi de notre amour comme de la branche de l'aubépin qui- se
trouve sur l' arbre en tremblant la nuit, à la pluie et au gel, jusqu
au lendemain quand le soleil s' étend, sous le vert feuillage et la ramure.
Une chanson qui est aujourd'hui sur toutes les bouches Mais pour sa dame, Peire chantera un poème de sa composition car il sait que son amour saura lui inspirer les vers les plus beaux et les plus doux.
Le voilà tout près colline des Baux. Lorsqu' il s' engage dans les rues étroites, il y règne un désordre, indescriptible : des gens qui montent et D' autres qui descendent, des montures chargées, un héraut qui crie des nouvelles que l' on n' entend pas, deux marchands qui se sont pris de querelle et qui s'apostrophent, des porteurs d' eau, des ménagères paniers aux bras... Allez donc vous frayer une voie au milieu de tout ce monde! Et pourtant, il faut bien gagner la cour du château, tout en haut de la colline. D' une ruelle à l' autre, quitte à se faire invectiver, Peire avance tant bien que mal. Arrivé à la hauteur de la chapelle Saint-Blaise, il met pied à terre et conduit son cheval à l' écurie de l' auberge. Il continue le chemin à pied car il n y a pas loin jusqu’a l' esplanade du château.
Quand il arrive là-haut dans la chaleur de midi, il a quelque peine
à reconnaître les lieux. Des barricades ont été dressées
pour le tournoi ainsi que des tribunes adossées à une nouvelle
construction, probablement le donjon que le seigneur voulait faire édifier.
Mais Peire ne s' attarde pas à ces nouveautés et se rapproche
de la lice qui délimite le champ du tournoi. Il s' installe là,
juste en face des tribunes décorées de draperies et de feuillages,
où déjà plusieurs groupes de dames prennent place. De là
où il se trouve, il verra tout le spectacle. Les chevaliers qui participeront
au tournoi se sont massés eux aussi sur l' esplanade Il les aperçoit
en train de s' équiper, aidés de leurs écuyers, tandis
que claquent au vent pennons, bannières et étendards armoriés.
Peire a plié son manteau en quatre et s' est assis ; il ne veut rien
manquer du spectacle. Pour attendre, il croque de bon appétit un morceau
de pain garni de fromage.
Enfin, la trompette du héraut résonne. Cette fois, le spectacle commence. Deux chevaliers s'élance, l' un vers l' autre Ils ressemblent à des figures fantastiques, l' homme et le cheval ne faisant qu' un, revêtus d' un même caparaçon aux armes du seigneur. À toute allure, sur leurs chevaux excités par les cris de la foule, les chevaliers se croisent, la lance pointée vers l' avant. L’un d' eux esquive un coup brutal avec son bouclier et manque de perdre l' équilibre. Mais, d' un violent effort, il se remet d' aplomb. Se faisant face à nouveau, aux deux extrémités du champ, les chevaliers se préparent à recommencer l' assaut. Dans la tribune, l' une des dames s' est levée et agite un voile tissé d' argent, le prix qui récompensera le vainqueur.
Peire se relève et s' accoude à la barricade pour mieux suivre le spectacle. Les joutes continuent. Un chevalier sera désarçonné, un autre mis hors de combat; l' un et l' autre devront abandonner leur cheval au vainqueur. Bientôt, aux joutes deux à deux, succéderont les véritables tournois : deux rangs de chevaliers qui s' affrontent, sous les encouragements de la foule.
Et là-haut dans les tribunes, des dames elles aussi se passionnent pour le spectacle : visiblement, chacune défend un chevalier qu 'elle voudrait voir gagner. Mais subitement, Peire devient insensible au spectacle et à la grande chaleur de l' après-midi : il vient d' apercevoir sa dame qui s' avance vers le premier rang. C' est bien elle, Azalis, Vierna la printanière dans sa longue robe mauve aux reflets clairs.
Elle porte au bras une écharpe rouge vermeille et ses cheveux disparaissent sous un filet doré. Peire, rêveur et amoureux, admire sa dame toujours aussi belle et aussi jeune. Elle agite son écharpe et applaudit aux exploits du chevalier qui certainement recevra le prix du tournoi. Tandis que la chaleur monte et que les acclamations redoublent, le valet du chevalier, soigneusement ganté, présente aux tribunes le faucon de son maître, encapuchonné et si bien dressé qu' il demeure parfaitement immobile sur son perchoir. Sage précaution que de porter des gants de cuir lorsqu' il s' agit de ces oiseaux de proie au bec et aux serres redoutables
Les heures ont passé et les exploits se sont succédés. À présent les clameurs se sont tues et, dans le silence qui s' établit peu à peu, un chanteur s' avance Il tient à la main une cithare. Quelques accords résonnent. La foule écoute, séduite. Après le cliquetis des armes et les cris des spectateurs, cette accalmie est bienvenue. Peire Vidal écoute lui aussi. Il n'a cessé de fredonner intérieurement la chanson qu' il avait commencé de composer sur la route des Baux. L’atmosphère aidant, les mots lui viennent aisément. Il sera bientôt prêt à improviser sa chanson.
Les applaudissements de la foule saluent le chanteur. Mais Peire Vidal, animé
par son amour, se sent capable de faire mieux encore ! Pendant ce temps, dans
la lice se sont élancés des jongleurs: l' un cabriole en faisant
mille grimaces sur le dos d' un boeuf, un autre jongle avec des petites balles
de toutes les couleurs, un autre encore lance des petits cerceaux colorés
qu' il rattrape avec élégance au bout D' une baguette. À
leur tour, les saltimbanques sont acclamés. Des tribunes, on leur jette
force pièces de monnaie. Lorsque les saltimbanques saluent, Peire Vidal
franchit d' un bond la barrière de la lice pour se produire à
son tour.
Il n’a pas d’instrument, mais sa voix est forte et posée
; sitôt qu' on l' entend, on se tait pour l' écouter. C' est un
poème à l' éloge de sa dame et de la Provence qu' il a
composé :
De mon haleine]"aspire
l' air qui me vient de Provence,
tout ce que j’en entends dire
et tout ce que d’elle on vante
je l' écoute en un sourire
pour un mot il m’en faut cent:
tant il m’est bon les entendre.
On ne sait si doux repaire
que du Rhône jusqu’à Vence ce qu’enclot mer et Durance
là où toute joie s' éclaire
où parmi de nobles gens
j’ai laissé mon coeur aimant
à celle qui rend le rire aux dolents.
Peire Vidal s' est tourné vers la tribune et regarde hardiment vers dame
Vierna, qui s' est levée de son siège et semble émue. Se
sentant encouragé par la foule attentive et par le sourire de sa dame,
il poursuit :
Peut-on parler de malheur
quand d elle on a souvenance,
avec elle joie commence,
tel qui en fait la louange
ne peut mentir en parlant,
que meilleure ne se peut voir,
ni plus belle au monde vivre.
Ne puis rien faire ni dire
que d’elle ne soit venu
elle m'a donné pouvoir
de gaieté et de savoir;
tout ce que j’ai fait de bon,
c’est son beau corps qui l' inspire
et qui m'a valu plaisance.
Peire Vidal s' est tu. Les applaudissements éclatent. Sans prêter attention aux regards qui le suivent, aux gens qui se tournent vers lui, il saute à nouveau la barrière et se glisse dans la foule. Là-haut, dans la tribune, dame Vierna a appelé un écuyer; elle lui dit quelques mots à l' oreille et lui tend son écharpe vermeille. Le poète, bien que très ému, s' en est, aperçu, mais il continue à se faufiler pour regagner l' auberge. où se trouve son cheval. Quand le valet arrive avec l' écharpe d' Azalis, Peire Vidal est déjà parti.
Heureux, il dévale les petits chemins qui descendent de la colline.
Grâce à son chant il s' est fait reconnaître de sa dame.
En quelques vers, en quelques notes, il a su lui rappeler son amour. Il ne demande
rien de plus. Cette journée restera pour lui un merveilleux jour de bonheur.
Il peut désormais reprendre sa vie de troubadour errant, de foire en
foire, de
château en château ; il aura toujours dans son coeur l' image de
dame Vierna, celle qui restera à jamais sa Dame.
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Fond sonore: Peire Vidal, Barons de mon dan convit
disponible sur l' album: Troubadours
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