Introduite devant le roi, elle fait sa révérence et s'
étant essuyée les yeux, la Pucelle demande pardon de venir l' importuner
de son chagrin:
- Sire, on m'a pris le frein de ma mule et suis condamnée
à pleurer jusqu'à ce qu' il me soit rapporté. Seul le plus brave des chevaliers pourra le
reprendre au voleur, et où chercher ailleurs ce héros qu'à votre cour?
Elle prie donc le roi Arthur de permettre que quelques-uns
des braves qui l' écoutent veuillent bien s' intéresserà son malheur.
Elle assure celui qui consentira à devenir son champion d' être
conduit sur les lieux du forfait par sa mule et, pour prix de son courage, elle
s' engage publiquement à devenir son Amie.
Tous vont briguer l' honneur du choix mais le sénéchal
messire Ken saisit le premier la parole et le roi doit bien se résoudre à accepter
son bras pour la jouvencelle. Le chevalier
jure donc de rapporter le frein, même s' il doit aller le quérir au bout du
monde. Néanmoins, avant de partir, il
exige de l' infortunée un baiser à compte, ainsi que le veut la coutume.
Mais elle refuse absolument toute avance jusqu'à ce qu' il soit de retour
et lui promet qu' alors il sera comblé. Ken
veut bien se contenter de cette parole; il prend ses armes et s' en va, se laissant
conduire par la mule, comme on le lui a recommandé.
A peine est-il entré dans la forêt aperçue des murailles
du château que des hardes affamées de lions, de tigres et de léopards accourent
avec des rugissements affreux pour le dévorer. Le pauvre sénéchal se repent bien alors de son
indiscrète fanfaronnade et, à l' instant, il aurait
pour jamais renoncé de grand coeur à tous les baisers du monde. Or, dès que les animaux reconnaissent la mule,
ils se prosternent devant elle pour lui lécher les sabots et retournent sur
leurs pas.
Au sortir de la forêt se présente une vallée, si profonde
et si obscure que le plus brave n' oserait y pénétrer sans frémir. C' est encore bien pis lorsque le sénéchal s'
y est avancé et qu 'entouré de serpents, de scorpions et de dragons vomissant
des flammes, il ne progresse plus qu'à la lueur fantomatique de ces feux menaçants.
Autour de lui, les vents déchaînés courbent les sapins, des torrents
grondent comme le tonnerre, des montagnes s' écroulent dans de soudains
séismes; aussi, quoique l' air y soit plus glacé que celui de mille hivers ensemble,
la sueur ruisselle sur son corps. Il
réussit pourtant à sortir de ce cauchemar et, après avoir chevauché une demi-lieue,
il arrive à une rivière large et profonde dont les eaux noires n' offrent ni
pont ni bateau mais une seule passerelle aussi étroite qu' une barre de fer.
Découragé, Ken renonce à l' aventure et revient sur ses pas.
Malheureusement, il lui faut repasser par
la vallée et la terrible forêt. Les
serpents et les lions réapparaissent et l' auraient sans doute dévoré sans la
présence protectrice de la mule.
Du plus loin qu' on l' aperçoit revenir, on s'
apprêteà se gausser de lui au château et l' on s' assemble comme pour
le recevoir. Le roi lui-même, non sans ironie, lui propose
de le conduire au baiser promis, et le malheureux sénéchal, incapable de s'
expliquer, disparaît dans les couloirs du château.
La Demoiselle est encore plus affligée que lui. Sachant son espoir perdu, elle se laisse aller
à un tel chagrin que le brave Gauvain, le neveu du roi, lui offre son épée et
promet de tarir ses larmes. Cependant,
comme messire Ken, il veut d' avance le baiser. Comment le refuser à un chevalier si preux et
dont la valeur inspire toute confiance? La
Demoiselle le baise donc longuement sur les lèvres et Gauvain part à son tour
sur la mule sans frein.
Les mêmes dangers se présentent. Il n' en fait que rire. Les serpents et les lions se précipitent; il
tire son épée et avant qu' il n' ait eu le temps de la brandir, les monstres
s' inclinentà nouveau à la vue de la mule et se retirent.
Il arrive à la rivière, voit la barre, se recommande à Dieu et s'élance
sur le pont périlleux. Il est si étroit
que la mule ne peut y poser qu' undemi-sabot et
les vagues monstrueuses se succèdent pour l' engloutir. Gauvain est inébranlable et réussit heureusement
à atteindre la rive opposée. Là se présente
un château-fort garni d' une haute palissade de
quatre cents pieux dont chacun porte à sa pointe une 'tête sanglante. Un seul encore reste dénudé et semble attendre
le hideux trophée. La forteresse, entourée
de fossés profonds parcourus par un courant impétueux, tourne sur elle-même,
comme une meule sur son axe ou comme la toupie que l' enfant fait tourner sous
sa courroie. Gauvain n' aperçoit
aucun pont-levis ni passage. Il se résout
cependant à attendre, espérant que la forteresse, peut-être, dans une de ses
révolutions, lui offre quelque porte d' entrée. Il est en tout cas déterminé à se défendre,
là où il est, plutôt que d' encourir la honte du retour. Soudain, une porte s' ouvre; il pique sa mule,
lui fait sauter le large fossé et s' engouffre dans le château.
A son grand étonnement, personne! Des rues vides, des fenêtres fermées, partout
le silence affreux de la solitude. Un
Nain paraît enfin, le dévisage, et Gauvain s' enquiert de son Seigneur ou de
sa Dame, où l' on peut les trouver et ce qu 'ils attendent de lui. Le Nain reste muet et disparaît derrière une
porte. Le chevalier descend la rue et
voit sortir d' une caverne un géant d' une laideur affreuse, les cheveux hérissés
et armé d' un hache. Le monstre applaudit
à son courage mais le plaint d' avoir tenté une aventure dont l' issue ne peut
lui être que funeste. N' a-t-il pas compris
l' avertissement de la terrible palissade? Néanmoins, il lui offre ses services, lui sert
un repas et le conduit à la chambre où il doit passer la nuit. Avant de le quitter, il ordonne, soudain, au
héros de lui couper sa propre tête en lui annonçant qu' il viendra le lendemain,
à son tour, lui en faire autant. Interloqué,
Gauvain s' exécute cependant sans plus attendre : il tire son épée et
fait rouler la tête à ses pieds. Mais quelle est encore plus grande la surprise
de voir celui à qui elle appartient la replacer sur son cou et sortir de la
chambre le plus naturellement du monde!
- Tu le sauras avant la fin du jour, lui répond le monstre; cependant, tu auras besoin de toute ta valeur pour le récupérer.
C'
est un chevalier redoutable, celui-là même qui a planté les pieux de l' enceinte
et les a garnis des trois cent quatre-vingt-dix-neuf têtes des vaincus. Des valets amènent à chacun un cheval, on leur
remet une forte lance et les voilà qui fondent l' un sur l' autre. Au premier choc, les lances volent en éclats
et les sangles des chevaux se rompent. Les
champions se relèvent pour reprendre le combat à pied et pendant deux heures
l' espace résonne de leurs ahans et de leurs coups. Enfin, Gauvain abat son adversaire d' un coup
si terrible quel lui fend le heaume et le crâne jusqu'au menton. Dès cet instant, le vainqueur a droit au frein;
on ne peut continuer à le lui refuser, sinon l' amenerà y renoncer de lui-même
par un stratagème mêlé de ruse.
Le
Nain rencontré à son arrivée se présente à nouveau devant Gauvain, le salue
bien bas et l' inviteà venir s' asseoirà la table de sa Maîtresse. Cette dernière le reçoit parée de tous les attraits
que l' art peut ajouter à la beauté et assise sur un lit d' apparat dont les
pieds d' argent s' ornent de broderies et
de pierres précieuses. Elle le fait placer
à côté d' elle et pour lui prouver son amitié, elle l' inviteà manger dans la
même assiette qu 'elle. Après quelques
reproches flatteurs sur ce courage qui vient de la priver de ses plus fidèles
défenseurs, elle lui avoue que la Pucelle est sa soeur et que C' est elle qui
a fait enlever le frein de la mule.
- Mais, continue-t-elle, si vous renoncez aux droits acquis
par votre victoire, si vous désirez rester auprès de moi et me vouer ce bras
dont je viens d' éprouver la force, ce château et trente-huit autres
encore sont à vous avec toutes leurs richesses, et celle qui vous prie de les
accepter s' honorera elle-même de devenir le prix du vainqueur.
Gauvain reste insensible à ces offres et persiste à réclamer
le frein. Quand il repart sur sa mule,
le peuple sorti des maisons accourt sur son passage et par ses cris de joie
célèbre enfin la liberté retrouvée, cette liberté dont les avaient privés si
longtemps les monstres engagés par la tyrannie de la Dame.
De retour à Carduel, le chevalier
est fêté par la Pucelle qui l' accole plus de cent fois et lui offre, des nuits
durant, les plaisirs de la couche. Cependant,
les fièvres amoureuses reposées, il lui tarde de rejoindre sa soeur pour savourer
sa vengeance. En vain, le roi Arthur,
la Reine, Gauvain, même, s' efforcent à la retenir
en donnant de grandes fêtes. Rien n'
y fait et, un matin, elle monte sur sa mule enfin harnachée et disparaît à l'
horizon.
Un matin de septembre,un brave cure rondouillard a souhait décide de
se rendre au marche sur sa mule.Qui dit mule de cure dit mule forte et repue
a laquelle ne manque ni foin ni avoine.Or donc en ce matin ensoleillé
du mois des mures,notre cure se met en selle et laisse aller l' animal pendant
qu' il lit ses oeuvres,matines et vigiles.A quelque distance du bourg,ils s'
engagent dans un chemin creux et voila que soudain les narines du prêtre
gourmand se dilatent,fouettées par un parfum de mures qui l' invitent
a arrêter sa monture.Un buisson charge de baies éclatantes de maturité
excite sa convoitise. Adieu matines,adieu vigiles!Il tend ses doigts boudines
vers le roncier,mais attention aux épines traîtresses;et malgré
tous ses efforts,il ne pourra jamais atteindre les plus belles mures tout en
haut du buisson.Qu'a cela ne tienne!Le cure grimpe debout sur sa selle et se
met a déguster par poignées les plus savoureuses,tandis que la
brave mule digère sa provende sans broncher d' un sabot.Bientot rassasie,l'abbe
abaisse ses yeux sur l' animal et se met a sourire a la pensée qu' un
trouble fête pourrait survenir et crier "Hue!"Et,en même temps qu'
il le pense,il lance le cri tout haut "Hue!" Surprise,la monture,habituée
a obéir,fait un bond et envoie notre cure cul par-dessus tête dans
le buisson. Comment aurait-il pu se dépêtre de lui-même,avec
son embonpoint qui le gêne,au milieu de ces ronces qui l'enserrent et
le piquent de toute parts?Pendant ce temps,l' animal libéré de
son fardeau va gentiment son chemin et rentre a la cure.A le trouver seul au
seuil de l'ecurie,on se pose force questions,on se lamente;les valets et la
ménagère ont tout a craindre d' une issue fatale.On organise des
recherches dans tout le pays;on se rend au marche et on tombe comme par hasard
sur le buisson de mures ou notre héros se trouve en piteux etat.Il interpelle
les chercheurs:
-Ohe,mes amis,ou courez-vous?Je suis la,couche dans ce buisson de ronces et
n' ose bouge tant les épines me transpercent la peau.
-Sire,demande les valets,qui vous a mis dans ce roncier?
-Hélas!Le péché de gourmandise.Je passais la,disant mes
heures,et,mis en éveil par leur parfum,je n' ai pu me retenir de goûter
aux mures.Et patatras!Allons,tirez-moi de la,que j' aille retrouver la paix
de ma cure.
Ce conte nous apprends donc que le sage,ici-bas,ne dis jamais tout haut ce qu'
il pense tout bas.
Si vous désirez rencontrer Rainouart, allez donc à Laon, dans les cuisines du roi Louis, le fils de Charlemagne. Habits poisseux et pieds nus, notre héros y entretient le feu sous les chaudrons et, malgré la fumée, vous verrez, à son teint, qu' il est d' origine sarrasine. Vous serez, sans doute, surpris de sa stature : un géant de quinze ans, capable de transporter sur ses vastes épaules une pleine charretée de jambons, mais quelque peu abruti par les mauvais traitements que lui ont fait subir les maîtres queux. Ne lui a-t-on pas rasé la tête. Ne lui lance-t-on pas des torchons au visage à longueur de journée.
Un jour, pourtant, las de servir de souffre-douleur, le placide géant se fâche et dit à ses tourmenteurs:
- Laissez-moi donc en paix ou.je ferai payer cher votre méchanceté au premier d' entre vous qui me tombe sous la main! Me prenez-vous donc pour un fou?
- Voilà bien parlé, dit un cuisinier. Rainouart, mon ami, je vais tout de go suivre ton conseil!
Et
il lui applique sur le haut de la tête une telle claque que les lieux en retentissent.
- Tu exagères, dit Rainouart!
Et ce disant, il empoigne le mauvais plaisant, le fait tourner trois fois sur lui-même et le lâche au quatrième tour. Le crâne de la malheureuse girouette frappe un pilier avec une telle force que les yeux lui giclent des orbites et que la cervelle se répand à terre.
On se rue sur le meurtrier pour l' assommerà coups de bâtons, et le roi alerté demande qu' on le chasse des cuisines. Rainouart réussit à se réfugier dans une encoignure, saisit la perche sur laquelle il portait les seaux d' eau et jure de faire sauter la tête au premier qui s' avancera! Or, celui qui paraît sur la porte est le comte Guillaume d' Orange au nez courbé. Ne vient-il pas, justement, d' obtenir du roi qu' il lui remette ce personnage encombrant en gage d' amitié? Et le voilà qui vient prendre livraison de ce nouveau valet.
Trop heureux de se placer sous sa protection, Rainouart dit au comte: - Monseigneur Guillaume, je sais bien cuire un dîner, frire un poisson ou tourner une volaille à la broche. Mais je ne veux plus végéter dans les cuisines et ne pense qu'à me battre. je veux vous suivre à la bataille!
- je te vois rudement bâti, reprend le prince. Mais supporteras-tu les grandes fatigues, les veilles de nuit, les jours sans nourriture? Dans ta cuisine, tu te trouvais au chaud, tu mangeais souvent, tu goûtais aux sauces, tu dormais à ton heure. Crois-moi, avant un mois, tu seras dégoûté de la vie que mènent les combattants.
- Sire, laissez-moi faire l' essai de la bataille. On m'a trop souvent traité d' idiot! - Si vous m' en donnez l' ordre, j' irai même me battre seul contre les sarrasins, sans autre arme qu' une massue que je ferai garnir de fer 1 - Puisque tu y tiens, soit!
Au comble de la joie, Rainouart va chercher un charpentier, lui fait abattre un sapin de quinze pieds, l'ébranche, l' écorce, le porte chez un forgeron et le fait garnir de bandes de fer. Tous ceux qui le rencontrent au sortir de la forge se signent d' épouvante. Surpris, Rainouart leur dit:
- N' ayez pas peur mais ne vous moquez plus de moi et surtout ne cherchez pas à me voler ma massue; il pourrait vous en cuire!
Puis, s' adressant au comte:
- Sire Guillaume, me voici armé pour vous servir. Il est grand temps d' être de l' autre. côté de la montagne car les sarrasins vont assiéger Orange, votre bonne cité.
- Que tout le monde soit prêt à marcher à l' aube! ordonne le seigneur.
Aussitôt, de toutes parts, on tire les hauberts de leurs housses, on fourbit les heaumes et les épées, on place les pennons aux lances. Au cours de la soirée, un banquet d' adieu réunit au palais royal la cohorte des chevaliers, on échange des cadeaux et on vide force coupes de vin. Rainouart, quant à lui, s' endort dans les communs ivre-mort et tandis qu' il gît gorgé de vin, quatre écuyers farceurs unissent leurs forces pour lui dérober sa massue et la cacher sous un tas de fumier.
A son réveil, le géant s' aperçoit que l' armée s' est déjà mise en route; il saute sur ses pieds tout effaré et court à demi vêtu aux trousses des traînards. Il est si pressé qu' il en oublie sa massue. Alors qu' il vient de franchir une rivière, la fraîcheur de l' eau le dessoûle et il se rend compte qu' il part au combat les mains vides. Il s' en retourne donc à Laon et, sur son chemin, s' arme d' un levier qu' il arrache à un pressoir.
Or,
sur son chemin, il trouve une abbaye où les moines fêtent la SaintVincent. La communauté se réjouit du banquet qui doit
clôturer la journée et, dans les cuisines, mijotent déjà viandes, pâtés, rissoles
et poissons. Au moment où Rainouart,
narines curieuses, s' y présente, le maître queux est en train de piler de l'
ail dans un mortier. Le portier, un petit
bossu à longue barbe blanche, veut arrêter le géant qu' il prend pour un diable
échappé de l' enfer.
- Portier, s' écrie l' inconnu, j' ai grand-faim et je respire des fumets qui me l' aiguisent. Mène-moi au cuisinier, sinon je te brise les reins avec ce levier.
- Dieu du ciel, ne me touchez pas et suivez-moi, dit le bossu en boitillant. Rainouart, qui a déjà oublié le comte et ses batailles, s' écrie en entrant:
- Que ce maître queux est habile à manier le pilon! S' il me voulait à ses côtés, je pourrais le servir car je sais écorcher une anguille, tailler une bûche, faire le feu, hacher le poireau, fourrer les rissoles et gare aux moinillons qui viendraient nous distribuer leurs conseils ou leurs horions!
Le cuisinier, surpris de la stature de cet intrus bizarrement accoutré, lui dit:
- je n' ai que faire d' un ribaud qui m' aborde pour se moquer de mon art! Passe ton chemin, cyclope ! Et toi, maudit portier, pourquoi ne pas lui avoir verrouillé ta porte?
Et empoignant une grosse louche, il lui en assène un coup sur son crâne tonsuré. Saisi de colère, Rainouart attrape le cuisinier par son fond de chausse et le jette dans le feu d' une telle force que les braises le recouvrent, le faisant rissoler comme un cochon. Puis, devant les marmitons médusés, il commence par calmer sa fringale en arrachant deux volailles à la broche; il les plonge dans le mortier plein d' ail pilé et les dévore incontinent. Peu lui chaut que les moines se serrent la ceinture, ces affamés qui commencent à s' agiter au réfectoire. Il s' y rend et trouvant un tonneau qui vient d' être mis en perce s' en emplit force pots de vin, non sans avoir écrasé le moine sommelier contre un pilier. Effrayés, les convives tirent leur bure sur les genoux et s' enfuient. Une fois seul, il continue à se gorger de vin et lorsque sa soif est largement étanchée, il s' en va. Or, quel n' est pas son étonnement de trouver à l' entrée un attroupement de pauvres diables qui attendaient les reliefs de la table conventuelle.
- Par Dieu, s' écrie-t-il plein de pitié subite, qu' on serve immédiatement ces crève-la-faim!
Aidé du portier médusé, il se met à rafler dans les cuisines tous les mets préparés et régale à plein gosier ces affamés.
- Que Dieu bénisse cet aumônier, s' écrient les mendiants, heureux participants à ce festin que la Providence leur a si miraculeusement préparé.
Pourtant, Rainouart se dit soudain qu' il n' a pas retrouvé sa massue. Il reprend donc sa route vers Laon. Arrivé en la ville, couvert de poussière, il fouille en vain tous les recoins des cuisines et ce n' est que quand il pénètre dans les communs qu' il y trouve les quatre écuyers farceurs. Ceux-ci jurent par tous les saints qu 'ils ignorent tout de cette disparition.
- Vous me l' avez volée, j' en suis sûr, gémit Rainouart. Rendez-la moi, ou vous me la payerez cher! Oui, je vous vois bien sourire! Vous n' êtes que de misérables larrons!
Et avant qu 'ils n' aient pu esquisser un geste, il les empoigne tous les quatre par les bras et les agite si durement qu 'ils s' entrechoquent comme battants de cloches. L' un d' entre eux finit par dire:
- Sire Rainouart, ayez pitié! Par Saint Thomas, votre massue vous sera rendue. je vais la chercher!
- N' en fais rien, morveux! Tu ne pourrais même pas la soulever. Conduis moià l' endroit où vous l' avez cachée!
Il le charge sur ses larges épaules comme il l' aurait fait d' un fagot, se fait conduire à l' étable où, écartant le fumier, il découvre sa massue.
-
Allons, canailles, sortez-moi ce tronc de ces saletés et lavez-le avant que
je ne vous étrangle!
Hélas! Ils ont beau tirer de toutes leurs forces, déjà
terriblement mises à l' épreuve, ils n' arrivent pas même à le remuer.
- Allez, ouste, mauviettes! s' écrie le géant, et empoignant la massue
aussi aisément qu' une branchette d' olivier, il sort de l' étable en
chantonnant. C' est ainsi que Rainouart,
à grandes enjambées, s' en va rejoindre l' armée du comte Guillaume.
Conte rédigé par El_Priquzzarhd
Merci à lui pour sa collaboration(et pour ses futures...)
Dans une ville espagnole du sud de l'andalousie, vivait un maure extrêmement riche. Il possédait une sublime maison entourée de jardins grandioses. Les vignes et les fleurs s' y entremêlaient. Sa cave regorgeait d' or et de joyaux. Mais malgré, il lui manquait quelque chose que toute sa richesse ne pouvait acheter: sa vue. En effet il était aveugle depuis si longtemps qu' il n' avait même jamais vu toutes ces beautés.
Lors d' unéchange commercial, il avait acheté un jeune esclave originaire de l' île Majorque. A force de s' occuper de celui-ci, il en était venu a l' aimer comme un fils.
Pour essayer de guérir cette cécité, le maure avait fait appel a des médecins. Tous les médecins les plus réputés du pourtour de la méditerranée l' avaient visité. Sans succès. Lorsqu' un jour, après le passage d' un médecin, le jeune garçon annonça au maure qu' il y avait peut-être un remède au mal qui le rongeait. En effet poussait dans l' île d' où il venait des espèces de plantes inconnues dans ces contrées. Alors il pensait qu' il en existait sûrement une parmi elle qui pourrait le guérir. Craignant que le jeune esclave ne s' enfuie et ne l' abandonne, lui enlevant tout plaisir a la vie, le vieil homme refusa d' abord, puis, contre la promesse du jeune homme de revenir, il accepta.
Les jours passaient, et le vieil homme crût que le jeune garçon l' avait oublié. Mais un jour, sa porte s' ouvrit sur le jeune garçon Fou de joie, le vieux maure l' accueillit et lui demanda de lui raconter pourquoi il était parti si longtemps. Le jeune garçon raconta son histoire:
"Après être retourné chez moi, et avoir fêté mon retour avec ma famille, je décidais de parcourir toute l' île peut-être aurai-je marché sur une herbe magique. Essayez donc de toucher vos yeux avec les différentes paires de sandale que j' ai chaussé. Voici la paire que j' ai chaussé le premier jour; avec elle j' ai parcouru les bois les plus touffus et les taillis les plus enchevêtrés."
Mais le vieux maure resta dans les ténèbres les plus complètes.
"Voici la paire que j' ai chaussé le deuxième jour; avec elle j' ai couru le long des lacs et dans les prés."
Mais la nuit noire persista.
"Voici la paire que j' ai chaussé le troisième jour; avec elle j' ai suivi les chamois et les chèvres de montagnes sur les hautes plaines."
Mais l' obscurité demeura.
"Voici la paire que j' ai chaussé le quatrième jour; avec elle j' ai escaladé les rochers, jusqu'à nid des aigles, dans les nuages."
Mais pas la moindre étincelle ne perça les ténèbres.
"Voici la paire que j' ai chaussé le cinquième jour; avec elle j' ai arpenté les cols et les pierriers où on ne trouve que la mousse."
Le Maure secoua la tête, aucun effet.
"Voici la paire que j' ai chaussé le sixième jour; avec elle je suis monté encore plus haut, sur les rochers où seul les lichens ne poussent."
Mais le rideau de nuit pesait encore sur les paupières du vieux Maure.
"Voici la paire que j' ai chaussé le septième jour; avec elle je suis allé sur les plus hauts sommet. Seul avec la montagne et le ciel, j' étais libre, libre comme un oiseau. Mais seul quelques brins d' herbe se nichent dans les repli de la rocaille."
Le voile noir qui oppressait le veil homme se déchira enfin, lui révélant toutes les splendeurs qui lui étaient jusque la interdites. Les vignes et les fleurs, la maison et la mer, les bijoux et les fresques.
"Que veux-tu comme récompense? Tout ce que je possède est a toi. la maison, l' or, les navires..." s' écria le vieil homme enfin libéré de sa cécité.
Mais le jeune garçon secoua la tête, et dit doucement: "Je ne veux qu' une chose, ma liberté."
C' est ainsi que le jeune homme redevint libre, mais il resta tout le reste de la vie du vieillard avec lui, et le jour ou celui-ci mourut, il disparut comme par magie...
A la Pentecôte, le roi Arthur veut tenir la cour la plus
riche qu' il n' ait jamais tenue en sa vie; il y mande les rois, ducs, comtes
et barons qui tiennent ses terres et, comme une foule de tournois doivent s'
y dérouler, il prie tous ses féaux de se faire accompagner de leur dame ou de
leur amie. Une fois tout ce joyeux monde
hébergé dans les nombreuses salles du château, les trompettes royales ont donné
le signal des premières joutes et l' on se prépare à de grandes liesses.
C' estcompter, cependant, sans la fée Morgane, jalouse de la beauté
de la reine Guenièvre et de l' amour que lui porte Iancelot
du Lac. Dépitée de n' avoir pas été invitée
à la fête, ne va-t-elle pas s' interposer, par enchantement, en trouble-fête?
Alors que les grandes tables sont déjà mises pour le dîner,
le roi s' est appuyé à une fenêtre qui donne sur la grand-rue de Camelot et
s' entretient avec messire Gauvain, son neveu. Et voici qu 'ils aperçoivent, venant vers le
château, un gentilhomme à cheval maintenant devant lui un coffre sur l' encolure
de la bête. On l' accueilleà l' entrée,
on le fait monter à la salle et le nouveau-venu,
genou à terre devant le monarque, dit:
- Sire, je suis envoyé auprès de vous par une très haute
Dame qui vous tient en estime et vous prie d' accepter un don pour lequel vous
lui saurez éternellement gré.
- Je l' agrée, dit le roi.
Et le gentilhomme de le remercier au nom de la Dame et
de délacer les courroies qui enserrent le coffre. Il en tire le manteau le plus richement orné
qu' on ' n' ait jamais vu au royaume de Grande-Bretagne.
Vêtement enchanté, sans doute, puisque produit d' une
fée et dont le pouvoir magique doit faire découvrir l' infidélité
des dames et des demoiselles en se montrant trop long ou trop court pour toutes
celles qui ont été déloyales à leur époux ou à leur ami.
- Sire, précise le messager, ma Dame vous prie de faire
essayer ce riche vêtement à toute dame et demoiselle ici présente et celle qui
le portera ni trop long ni trop court en sera sa vie durant honorée.
Le roi se montre quelque peu perplexe, mais sire Gauvain
lui dit:
- Sire, puisqu' il en est ainsi, nous allons placer le
manteau sur chacune de ces dames.
Messire Gauvain s' en va quérir la reine et dit:
- Madame, le roi vous demande de vous rendre dans la salle
avec vos suivantes car il veut voir laquelle est la plus belle afin de lui remettre
un présent.
Entourée de sa noble compagnie, la reine paraît donc devant
son époux, qui déploie le manteau et lui dit:
- Madame, je remettrai
en cadeau ce riche présent à celle d' entre vous à laquelle il siéra le mieux.
La reine, frappée de la richesse du tissu, le désire aussitôt
de tout son coeur et le fait placer sur ses épaules pour l' essayer.
Hélas, il lui est trop court par devant quoique de bonne longueur par
derrière.
Messire Yvain, le fils du roi Urien,
qui la voit changer de visage à s' apercevoir du sourire forcé dessiné sur certaines
lèvres, lui dit:
- Madame, il m' est avis que ce manteau n' est pas assez
long pour votre taille; faites-le donc essayer à cette demoiselle qui est à
vos côtés.
La jouvencelle le passe incontinent mais, hélas, le vêtement
lui est trop court d' undemi-pied. Messire Keu, le
plus grand railleur de la maison du roi se permet de dire à la reine:
- Madame, vous êtes tout de même plus loyale qu 'elle.!
Piquée au vif, la souveraine lui demande:
- Messire Ken, qu' entendez-vous par là?
Le chevalier ne peut guère se dérober et lui conte l'
histoire de Morgane et de l' enchantement qu 'elle. attache au manteau. La reine, sage entre toutes, cache sa colère
afin de ne pas encourir plus de honte et part d' unéclat de rire à ce nouveau
jeu sournois de la méchante fée. Et quoique
pleine de dépit, elle dit tout haut:
- Or ça, mesdames, qu' attendez-vous, maintenant que j'
ai commencé la première?
Messire Keu se trouve soudain
pris de pitié feinte pour ces pauvres créatures, on le comprend hésitantes,
et leur dit:
- Avancez, mesdemoiselles, on connaîtra enfin aujourd'hui
la fidélité que vous assurez à ces pauvres chevaliers qui endurent tant de souffrances
pour vos beaux yeux!
L' apostrophe de Ken ne fait qu' augmenter le trouble
qui s' est emparé des dames et le roi plein de condescendance dit au messager
de Morgane de replacer le manteau dans le coffre sous prétexte qu' il est fort
mal coupé. Mais le jeune homme se rebiffe
et, sous l' oeil bienveillant de Ken, lance tout haut:
- Sire, je n' aurais cure de le faire; promesse de roi
doit être tenue!
Alors, dames et demoiselles sentent la sueur monter à
leur visage et la couleur disparaître de leurs pommettes. Chacune veut faire l' honneurà sa voisine de
le lui faire essayer la première et la reine apercevant messire Keu qui tant aime railler lui dit:
- Messire Ken, posez-le donc sur les épaules de votre
femme sans plus caqueter et nous verrons s' il lui va bien.
Le chevalier va quérir sa femme, une des premières suivantes
de la reine et qui passait pour la plus fidèle des épouses, et lui dit -
- Venez, ma mie; aujourd'hui sera reconnue votre loyauté
envers ma personne; prenez ce manteau sans hésiter et jetez-le sur vos épaules;
il me semble vraiment coupé à votre taille.
La belle répond:
- Messire Ken, m' est avis qu' il faudrait plutôt le laisser
à ces dames, qui vont me trouver bien arrogante et orgueilleuse.
- Qu'importe, ma mie, je vous jure ma foi que même si
elles devaient enrager, vous revêtirez ce manteau avant elles.
Et sans dire davantage, il le lui place sur le dos.
Hélas, le vêtement se
- Messire Keu, qu' entendez-vous
par là?
Le chevalier ne peut guère se dérober et lui conte l'
histoire de Morgane et de l' enchantement qu 'elle. attache au manteau. La reine, sage entre toutes, cache sa colère
afin de ne pas encourir plus de honte et part d' unéclat de rire à ce nouveau
jeu sournois de la méchante fée. Et quoique
pleine de dépit, elle dit tout haut:
- Or ça, mesdames, qu' attendez-vous, maintenant que j'
ai commencé la première?
Messire Keu se trouve soudain
pris de pitié feinte pour ces pauvres créatures, on le comprend hésitantes,
et leur dit:
- Avancez, mesdemoiselles, on connaîtra enfin aujourd'hui
la fidélité que vous assurez à ces pauvres chevaliers qui endurent tant de souffrances
pour vos beaux yeux!
L' apostrophe de Keu ne fait
qu' augmenter le trouble qui s' est emparé des dames et le roi plein de condescendance
dit au messager de Morgane de replacer le manteau dans le coffre sous prétexte
qu' il est fort mal coupé. Mais le jeune
homme se rebiffe et, sous l' oeil bienveillant de Keu, lance tout haut:
- Sire, je n' aurais cure de le faire; promesse de roi
doit être tenue!
Alors, dames et demoiselles sentent la sueur monter à
leur visage et la couleur disparaître de leurs pommettes. Chacune veut faire l' honneurà sa voisine de
le lui faire essayer la première et la reine apercevant messire Keu qui tant aime railler lui dit:
- Messire Keu, posez-le donc
sur les épaules de votre femme sans plus caqueter et nous verrons s' il lui
va bien.
Le chevalier va quérir sa femme, une des premières suivantes
de la reine et qui passait pour la plus fidèle des épouses, et lui dit:
- Venez, ma mie; aujourd'hui sera reconnue votre loyauté
envers ma personne; prenez ce manteau sans hésiter et jetez-le sur vos épaules;
il me semble vraiment coupé à votre taille.
La belle répond:
- Messire Keu, m' est avis
qu' il faudrait plutôt le laisser à ces dames, qui vont me trouver bien arrogante
et orgueilleuse.
- Qu'importe, ma mie, je vous jure ma foi que même si
elles devaient enrager, vous revêtirez ce manteau avant elles.
Et sans dire davantage, il le lui place sur le dos.
Hélas, le vêtement se raccourcit subitement par derrière si fort qu'
il ne couvre pas le jarret et par devant laisse le genou à découvert.
_ Sainte Marie! s' écrieBrehus-sans-pitié.
Ken ne sait quelle contenance adopter et ceux qui l' entourent
se soulagent d' aiseà voir son air penaud, à lui qui s' est tant gaussé des
autres.
Cependant, les dames comprennent qu' elles devront toutes
subir l' épreuve et s' en montrent fort dolentes. Messire Lucan-le-Bouteiller
se tourne vers le roi et lui dit:
- Pourquoi ne pas essayer ce manteau à l' amie de messire
Gauvain?
Ce dernier qui doute depuis fort longtemps de la fidélité
de la belle n' est guère étonné de constater que le vêtement se trouve trop
long d' un pied et demi par derrière et qu' il est ouvert jusqu' aux genoux
sur le côté. Voyant la belle toute honteuse,
messire Ken, qui vient de retrouver sa gouaille, la prend par la main et la
conduit auprès de sa femme en lui disant:
- Mademoiselle, tenez-vous près de mon épouse car vous
êtes aussi femme de bien qu 'elle.!
Le roi qui voit toute la cour rire de bon coeur ne peut
se contenir lui-même et pour continuer le jeu s' adresseà l' amie de messire
Yvain.
- Pourquoi ce manteau ne serait-il pas le vôtre?
Pitié, il traîne par devant et n' arrive qu' au cul par
derrière!
- Mon Dieu, s' exclame l' écuyer du roi, voici
une terrible épreuve, il est bien fou celui qui en femme se fie!
Le roi qui se pique au divertissement appelle ensuite
l' amie de Perceval le Gallois et l' invite, bien
qu 'elle. s' en montre fort contrariée, à passer le terrible habit. Or, dès qu' il est sur elle, les attaches se
rompent et il tombe à terre. Baissant
la tête, maudissant en son coeur l' auteurd' une
si déplaisante manoeuvre, elle va prendre place aux côtés des autres. Sans doute, le roi finit par se lasser à ce
triste jeu et serait bien aise de l' interrompre mais le messager le somme de
tenir une promesse tenue devant toute sa baronnie.
Messire Ydier a son amoureuse
à côté de lui et il ne croit pas qu' il soit dans le royaume compagne plus fidèle.
Il la prend par la main et lui dit:
- Ma mie, vous savez le grand amour que je vous ai toujours
porté et la confiance que je vous ai témoignée. Vous allez confondre tous ces médisants et surtout
messire Ken dont les plaisanteries sont de fort mauvais goût. - Mon ami, répond
l' interpellée, pourquoi devancer l' ordre du roi?
Elle se prête cependant au jeu et revêt le manteau sans
aucun empressement. jamais habit ne lui va si bien
par devant et la compagnie pense trouver en elle la fleur des dames; mais pour
le derrière, quelle pitié! l' étoffe ne recouvre
même pas ses fesses! Messire Ken, qui
ne peut se tenir de parler parce que messire Ydier
s' est souvent moqué de lui, s' exclame:
- Qu'en dites-vous, compère? Il est, sans doute, bien caché celui à qui le
cul de la jouvencelle se montre!
Finalement, le messager voyant que son manteau ne sied
à personne demande qu' on aille dans toutes les chambres du château pour voir
s' il ne s' y trouve pas encore une personne.
Sur l' ordre du roi Arthur, l' écuyer s' empresse de parcourir
les appartements et découvre sur un lit une demoiselle malade depuis plusieurs
jours.
- Mademoiselle, lui dit-il, levez-vous bien vite car le
roi vous demande en la grande salle. J'
attendrai derrière cette tenture que vous soyez habillée.
La jeune personne retrouve à la cour son ami messire Karados Brise-Bras qui se sent
ému à la voir si pâle, lui qui se trouvait déjà heureux de la savoir malade.
Son amour est si profond qu' il ne saurait supporter la moindre trace
de déshonneur pour elle et il lui conseille:
- Ma belle, si tu éprouves quelque doute, abstiens-toi
de revêtir ce manteau car 'e ne pourrais jamais souffrir ta honte. Le doute est souvent plus facile à supporter
que la vérité!
L' écuyer qui s' aperçoit de son trouble
lui dit:
- Pourquoi vous tourmenter de la sorte? N' en voyez-vous pas là déjà plus de deux cents
dames assises sur ces bancs que l' on croyait, ce matin encore, les plus loyales
du pays?
Encouragée, la belle saisit le manteau et le place sur ses épaules.
A l' ébahissement général, le vêtement se trouve à sa taille comme
s' il avait été coupé par le plus habile couturier du monde et le messager lui
dit:
- Mademoiselle, votre ami est le plus heureux homme que
je connaisse et je vous laisse le manteau en gage de votre fidélité.
Depuis ce jour, il sera porté par l' amie de Karados jusqu'à sa mort et, après l' ensevelissement, il
sera déposé en un lieu secret que seule la fée Morgane connaît.
Fatalité! L' épieu
glisse sur le cuir du monstrueux sanglier et, dévié, s' enfonce dans le ventre
du vieux comte: Raymondin vient de tuer son bienfaiteur,
le comte Aymeri de Poitiers.
Accablé d' une telle infortune, le jeune chevalier se laisse emporter
au galop de son palefroi à travers l' immense forêt, les yeux secs, hagards,
vides, fixés droit devant lui. Comment s' apercevrai-t-il du soir qui descend,
des ombres qui traînent sous les frondaisons? Tel un spectre froid, il laisse sa monture errer
au gré des sentes, sauter les fossés, franchir les ravins et seules les branches
lui fouettant le visage ramènent quelque couleur
à ses joues...
Fatalité 1 Il est minuit lorsqu' il arrive à la fontaine
aux Fées que la clarté lunaire lui fait soudain découvrir. Le regard égaré toujours, comment y discernerait-il
la présence de trois créatures féminines assises immobiles sur ses bords?
Soudain,'un écart du cheval et une main blanche qui se saisit de la sienne
le tirent de son cauchemar. Une voix d' une pureté insolite frappe son oreille:
- Holà! rustre, depuis quand
passe-t-on devant des dames sans même leur faire la grâce d' un salut?
Puis devant le silence du cavalier:
- Etes-vous muet? Etes-vous
sourd? Dormez-vous?
L' orgueil vous a-t-il fait perdre le sens?
Raymondin se sent perdu. Serait-il
agressé par le vengeur du vieux comte? Va-t-il être arrêté par ses sbires? Il va tirer son épée lorsque son regard rencontre
des yeux qui le foudroient... Malgré le flou de la nuit, leur flamme force les
siens à s' ouvrir tout grands, à les abaisser vers cette créature de rêve, belle
à émouvoir le plus sage des chevaliers.
Il saute de sa monture, s' incline devant la Dame Blanche
et la prie de lui pardonner l' irrévérence de tout à l' heure.
- Si je ne vous ai vue, C' est que mes sens étaient pris
tout entiers dans les lacs d' une sombre affaire!
- je vous crois, chevalier, mais où allez-vous à cette
heure?
- Le saurais-je même?
Voici longtemps déjà que j' ai perdu ma route!
Et la voix sibylline reprend:
- Raymondin! Inutile de me cacher votre secret, je le connais!
Et je sais le tourment qui vous poigne.
Ne venez-vous pas de causer la mort de votre oncle, le vieux chasseur?
A ces mots, Raymondin baisse
la tête, rempli d' effroi et de honte et tandis qu' il s' interroge sur cet
être étrange, la voix continue:
- je suis la fille du Destin qui a voulu cette rencontre
et vous m’appellerez Mélusine. Si vous
vous engagez à m' écouter, vous n' aurez plus à fuir puisque vous n'
êtes nullement coupable de crime. je vois,
vous me croyez née d' une sorcière! Nullement!
Du ventre d' une femme bien humaine, comme vous-même!
Allons, ressaisissez-vous! Avec
le secours de Dieu, je vais vous sortir de ce mauvais pas, vous faire oublier
le drame, vous procurer richesses et puissance en ce monde.
Lui qui sent déjà sur son cou la hache du bourreau ne
saurait guère hésiter dans sa réponse:
- Mélusine, me dites-vous! je
m' en remets à votre gré. A partir de
cet instant, je m' engageà n' agir que selon votre volonté.
- Pour sceller notre pacte, reprend la fée, vous allez
me prendre pour femme et vous promets de me montrer avec vous l'epouse fidèle
que votre coeur a, toujours désirée. Mais,
prenez garde, vous allez me jurer sur l' honneur de ne jamais chercher à m'
approcher, en quelque circonstance que ce soit, chaque samedi de notre vie conjugale.
Vous m' effacerez, ce jour-là, de votre mémoire et le dimanche, nous
nous retrouverons toujours avec un plaisir nouveau!
- je vous le jure!
S' étant approchée, la fée lui remet deux bagues
magiques qui l' éloigneront de tout enchantement maléfique : l' une le
protégera de la mort violente lors de la conquête de son patrimoine,
l' autre. lui inspirera, lors des tournois, la manoeuvre qui lui assurera la
victoire...
Et la légende nous dit qu 'ils ont été heureux, très heureux,
très longtemps: Raymondin allant de conquête en
conquête, Mélusine, durant ses absences, peuplant sa cour de gentes dames, de
nobles courtisans, fondant des monastères, bâtissant des forteresses et patronnant
des églises. La maison de Lusignan, la
leur, devient la plus puissante du royaume et les héritiers s' annoncent d'
année en année... Hélas! Fatalité
toujours, ne portent-ils pas tous quelque tare congénitale?
Urian a des yeux de couleur différente, Eudes
se trouve avec deux oreilles de longueur différente, Guion
a un oeil plus bas que l' autre., Antoine voit sa joue gauche recouverte d'
une patte de lion velue, Renaud n' a qu' un oeil, Horrible en a trois, Geoffroi
est défiguré par une dent longue de plusieurs centimètres, Fromont,
enfin, a son nez recouvert d' une toison.
Ces tares inexplicables, ces samedis passés dans la solitude
finissent par semer le trouble dans l' esprit de Raymondin. Malgré son serment, il se fait inquisiteur.
Mélusine, son Aimée, expierait-elle quelque forfait?
Et son jeune frère, le comte de Forez, qui s' inquiète de l' absence
de sa belle-soeur! De certains bruits
qui courent! Ces disparitions soudaines,
cacheraient-elles quelque aventure galante?
- Où est Mélusine, que fait-elle?
Le soupçon distille son venin dans l' âme du chevalier,
le harpon de la jalousie lui déchire les entrailles. Quitter sa cour lui devient un supplice et ne
le voit-on pas interrompre, tout soudain, sans raison, une chevauchée victorieuse
pour rentrer à brides abattues en son bourg de Lusignan?
Fatalité, Raymondin veut savoir...
Et le voici, tel un vulgaire malandrin, qui entaille de la pointe de son épée
la lourde porte de chêne derrière laquelle a disparu Mélusine. Avec des tremblements dans le geste, il en glisse
la lame entre deux madriers, la vrille tant et tant de fois qu' un trou est
percé qui lui permet de voir. Enfin,
voir! Il plaque son oeil à l' ouverture
et, médusé, découvre en une énorme cuve transparente un être étrange et nu qui s' ébat
- je sais, Raymondin, que
tu t' es rendu parjure, que tu as découvert mon secret. De grands malheurs pourraient naître de ta trahison,
mais tant que personne n' en saura rien, je te pardonne au nom de l' amour qui
nous lie.
Et laissant tomber ses vêtements, nue, elle se glisse
auprès de lui pour lui prouver qu 'elle. est toujours sa femme... Est-le bonheur
retrouvé? Hélas, le Destin doit poursuivre
son oeuvre car le chevalier ignore que sa singulière épouse est une parricide
tombée sous la loi des fées, condamnée à subir ce charme maléfique qui la transforme
en femme-serpent jusqu'au jour où la vie lui accordera
le mari discret et confiant qu' il n' a pas été lui-même. En vain, donc, lui a-t-elle accordé son pardon!
A peine ont-ils retrouvé le cercle de leurs familiers que les mauvaises
nouvelles affluent. Leur fils Horrible N' a-t-il pas fait mourir
ses nourrices en leur mordant le sein? Geoffroi
N' a-t-il pas enseveli son frère Fromont, le moine,
sous les ruines de son abbaye? Tant de
malheurs ajoutés à la terrible découverte poussent
inexorablement Raymondin à la folie. Face aux gens de cette cour brillante due aux
charmes de Mélusine, il clame en forcené que sa femme-monstre
a enfanté des créatures diaboliques décelables aux difformités de leur visage,
que son existence secrète n' aété qu' une impossible chimère vide de bonheur...
Durant quelques instants, toute vie semble suspendue au-dessus
de Lusignan. Mélusine tombe pâmée aux
pieds de son époux et lorsqu' elle reprend ses sens, elle n' est plus que la
fée qui doit subir la terrible infortune liée à sa condition. Dans un élan imprévisible, elle saute sur le
rebord d' une fenêtre et, redevenue subitement la femme-serpent,
elle s' envole dans les airs, disparaissant à tout jamais aux yeux de son mari
et de ses familiers médusés.
Un chevalier du comté de Dammartin
a fait sa mie d' une femme aimable et jolie, mariée à un riche vassal dont le
château n' est distant du sien que de deux lieues. Soucieux de plaire à la dame, il ne laisse échapper
aucune occasion d' acquérir gloire et honneur. Aussi, dans toute la contrée, le regarde - ton
comme un preux chevalier. Le vassal,
au contraire, aime à parler et ne brille que quand il paraît devant un tribunal
ou discute une affaire.
Un certain jour de juillet, le vassal est obligé de quitter
son château pour assister à la cour de justice de Senlis. Aussitôt, la dame envoie secrètement un émissaire
vers son ami et le prie de venir la rejoindre dès que la nuit le permettra.
L' amant chausse ses éperons d' or, passe une riche robe d' écarlate
fourrée d' hermine et enfourché son meilleur palefroi.
Il emmène avec lui pour s' amuser en route, si le hasard lui faisait
lever quelque alouette, un épervier et deux chiens.
Tout le monde est déjà couché quand il arrive au château.
Sans éveiller personne, il attache son cheval, fait percher l' oiseau
de proie et en catimini se rend à la chambre de la dame qui l' attend au lit...
Au point du jour, le mari rentre. Les plaidoiries de la cour ont été remises à
la semaine suivante et il a hâte d' aller se reposer. Quel n' est pas son étonnement de trouver
à l' entrée du château un cheval, deux chiens et un épervier. Il soupçonne bien vite quelqu'un d' être
auprès de sa femme et monte rapidement. Le
chevalier, heureusement, a entendu les sabots de la monture du vassal.
Il saisit à la hâte ce qu' il peut de ses habits, se précipite entre
le lit et la paroi et s' y tapit. La dame, pour le cacher, jette sur lui son manteau;
mais, hélas, dans sa précipitation, L' amant n' a pas eu le temps de prendre
sa robe qui se trouvait sur un coffre près de la couche; et C' est le premier
objet que le mari aperçoit.
-
Madame, dit-il d' un ton fort sec, que signifie tout cela? je
viens d' apercevoir, en bas, un cheval et des chiens et je trouve maintenant
cette robe. Qui est venu ici en mon absence?
-
Sire, répond-elle, C' est un présent qu' on vous fait.
Mais dites-moi, n' avez-vous pas vu mon frère qui vient de partir à l'
instant même? je m' étonne que vous ne l'
ayez pas rencontré dans l' escalier. Il
est venu ici avec cette belle robe et moi, naïvement, je me suis mis dans la
tête qu 'elle. vous irait fort bien. N'
est-elle pas à votre taille? Mon frère
s' en est aussitôt dépouillé, me priant de vous faire accepter en même temps
ses éperons d' or, ses chiens, son épervier et son palefroi.
Vous devinez, sire, quelle a été ma réponse à cette offre généreuse;
mais j' ai eu beau me fâcher, il ne m'a pas écoutée et s' en est allé en vous
laissant le tout. Soyez raisonnable;
acceptez donc ce que mon frère vous remet par bonté et un refus ne pourrait
que lui causer de la peine. Du reste, vous trouverez bien, un jour, de quoi
vous racheter.
La
bourde réussit à merveille. Finalement,
le vassal, un peu avare, est enchanté du présent.
Sans doute, la robe l' humilie quelque peu. Il aurait bien voulu que sa femme l' exclue
du cadeau et appréhende qu' on ne le taxe de peu de délicatesse.
Enfin,
elle parle si bien qu' il doit reconnaître qu 'elle. a raison et promet de tout
garder. Il se couche et trouve entre
les bras de sa femme une telle médecine d' amour qu' il ne tarde pas à s' endormir
profondément. Aussitôt la dame pousse
du pied son ami. Celui-ci se rhabille
prestement, enfile sa robe écarlate, dégringole l' escalier., remonte sur son
cheval et file avec ses chiens et son oiseau.
Vers midi, le vassal se réveille et sa première pensée le ramène à la
belle robe. Son écuyer, qui, la veille, a été aux champs
tout le jour pour surveiller le travail des moissonneurs, lui en apporte une
verte.
- Ah non! je veux celle qu'
on m'a donnée hier soir.
Sa femme le regarde d' un air étonné et lui demande s'
il a acheté une nouvelle robe à Senlis.
- Mais non, C' est celle de votre frère! Vous devriez le savoir encore mieux que moi
puisque vous m' avez dit que c' était un cadeau de lui.
- Mon frère, sire, il y a plus de quatre mois que je ne
l' ai vu. Assurément, vous avez fait
un mauvais rêve. Et s' ilétait venu céans,
comme vous le prétendez, il se serait bien gardé de tenir à sa soeur des propos
d' un homme ivre ou fou et de vous offrir une de ses robes. Laissez cela aux ménétriers, aux jongleurs et
à tous ces vagabonds qui chantent pour nous amuser. Votre terre vous rapporte plus de huitante livres;
il y a là de quoi satisfaire toutes vos fantaisies. Achetez donc un palefroi aussi beau qu' il vous
plaira, faites vous couper les plus beaux habits, mais songez que vous n' êtes
pas fait pour porter ceux des autres. Enfin,
mon ami, soyez de bonne foi et dites-moi franchement si vous avez vu une robe
écarlate ici?
- Oui, certes, je l' ai vue, elle était là posée sur ce
coffre et j' en suis aussi sûr que vous êtes là vous-même.
- Hélas, mon doux ami, vous m' inquiétez grandement
et ne serais guère étonnée qu' un accident vous soit advenu sur le chemin du
retour, quelque mésaventure que vous voulez me cacher. Regardez-moi!
Eh oui! voilà ce que je craignais; vos yeux
sont jaunes et je sens la fièvre monter en vous. Certainement, vous êtes malade. Recouchez-vous vite, croyez-moi. Et puisqu' il a plu à Dieu de troubler si fortement
votre mémoire, recommandez-vous à Notre-Dame ou
à quelque bon saint pour qu 'ils vous la rendent fidèle. Faites voeu d' allerà Saint-jacques de Compostelle
et sur le chemin du retour vous irez déposer en l' église de Saint Arnoud le cierge que vous lui avez promis depuis si longtemps.
Bien que ce discours commence à inquiéter le mari, il
ne peut néanmoins s' ôter de l' esprit qu' il a vu cette robe sur le coffre. Il fait venir tous ses domestiques et comme
personne ne peut effectivement lui donner raison, il se persuade, enfin, que
son esprit est troublé. Sérieusement
alarmé de cet état, il fait voeu d' aller en pèlerinage à Saint-Jacques et quitte
le château trois jours plus tard.
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Fond sonore: Reis Glorios (Alba)
Disponible sur l' album: la nef -montsegur, la tragédie cathare