Les conditions de vie

Les conditions naturelles s' imposaient au moyen âge plus fortement que de nos jours. Notre civilisation urbaine nous a permis de « vaincre», comme on dit, le froid et le chaud, l' obscurité des nuits, la longueur des distances. Tous inconvénients dont nos ancêtres devaient s' accommoder à peu près comme certains de nos contemporains ruraux le font encore. Ils devaient se conformer à un rythme naturel qu 'ils n' avaient pas encore inventé d' abolir.
La longueur du jour solaire réglait, comme elle le fait encore à la campagne, la journée de travail. L' éclairage artificiel était de qualité médiocre et exposait aux dangers d' incendie. Aussi, bien rares étaient les métiers où le travail de nuit était permis. D' un bout à l' autre de la société, on se reposait davantage l' hiver, on travaillait davantage à la belle saison, et l' horaire même des monastères s' y adaptait avec souplesse.
Contre le froid, on n' avait pas de moyens de chauffage parfaitement satisfaisants. Ce n' était pas faute de combustible. On avait la tourbe. Si la houille n' était exploitée que sur une toute petite échelle, le bois était à peu près partout en abondance et, grâce aux droits d' usage, le plus pauvre pouvait aller ramasser les branches mortes dans la forêt voisine. Il ne se privait guère d' ailleurs d' abattre le bois vert et de commettre maintes déprédations. Le charbon de bois, léger, vite allumé, était un combustible de choix pour une cuisine rapide et, pouvait donner un moyen de chauffage individuel d' ailleurs malsain. Généralement, on avait le feu de l' âtre : grosses bûches et grandes flambées. Seuls les gens de la ville se réduisaient, quand ils étaient pauvres, à de maigres feux, ainsi que les habitants de pays déboisés, réduits à brûler herbes sèches, bouses de vaches. Mais les grandes cheminées évacuaient au-dehors presque toute la chaleur de la combustion. Aussi devait-on s' habiller chaudement. Même les plus pauvres avaient habits et couvertures fourrés. Puis on se donnait du mouvement. Rares étaient les occupations qui forçaient à l' immobilité; puisque la très grande majorité de la population était - noble ou non - rurale. La chaleur était plus malaisée à vaincre. Églises et châteaux offraient la fraîcheur de leurs salles voûtées. Ailleurs il fallait bien se résigner à subir l' été sous des vêtements qui restaient pesants (tels encore les portaient hier, même à la canicule, nos rurales, nos
religieuses, et la gent masculine). Cependant ouvriers ou paysans n' hésitaient pas à se dévêtir, à se mettre en bras de chemise ou même en simple caleçon, ainsi que nous le montre un bas-relief d'Amiens. Bref, été comme hiver, le corps s' endurcissait, et des expériences assez récentes nous donnent à penser que la santé s' en fortifie.

Si le moyen âge s' accommodait plus rudement, mais souvent plus sainement que nous, des jours et des saisons, il eut plus réellement à pâtir de la manière encore sommaire dont il avait résolu la question de la distance et des transports.
Il faut mettre à part le problème de la sécurité des routes qui est tout politique et qui fut résolu dès qu' il y eut un pouvoir fort, capable d' avoir une police et de se faire obéir, capable de rendre les divers seigneurs responsables de l' ordre sur leur territoire (on les oblige à indemniser les victimes des pillages subis dans la traversée de leur domaine). Au xiiie siècle, les routes étaient généralement sûres, sauf guerre, et il restait alors la ressource de se faire délivrer des sauf-conduits 1 par les belligérante et de voyager en caravanes armées. Le problème des distances est une donnée physique. Pour le résoudre, il convient d' envisager deux facteurs : les chemins, les moyens de transport.
Pistes, sentiers ne manquaient pas. Certains, nous l' avons dit, remontaient aux époques préhistoriques et aux premiers peuplements. Rome avait construit depuis de solides chaussées. Mais aux périodes de crises (dépeuplements, invasions ou incursions), l' entretien en avait été négligé. Dès qu 'arrivait la pluie, elles devenaient si malaisément praticables que le trafic par charrettes attelées devait être interrompu sur presque tous les parcours. On cessait alors de passer le long de la route devenue fondrière, on empruntait l' accotement, on empiétait sur les champs riverains, et petit à petit le tracé se déplaçait en restant parallèle à sa première direction. C' est ainsi que certaines routes romaine sont maintenant doublées à 30 ou 50 mètres de leur ancien parcours par la route actuelle, dernière position d' un chemin lentement déplacé au cours des âges.
Plus praticables que les voies de terre, surtout pour le transport de matières pondéreuses, étaient
les cours d' eau. On les utilisait donc aussi largement que possible. Des rivières maintenant délaissées par la navigation (tels la Loire, la Garonne et leurs affluents) étaient alors le siège d' une importante batellerie. Il n' était jusqu’ aux torrents sur lesquels on ne fit au moins flotter le bois abattu en amont. (Chacun sait que les flottages sur l'Yonne, remontant au xve siècle, pour le moins, ont duré jusqu 'à nos jours.) L' eau était alors le grand moyen de communication. Mer ou rivière permettaient le transport, sinon rapide, du moins massif, de la pierre, du sable, du grain, du vin... Ce qui nous explique, entre autres, pourquoi le roi d' Angleterre a pu se maintenir si longtemps en Aquitaine, pourquoi le trafic principal des vins de Bordeaux s' est fait vers la Grande Bretagne, pourquoi les premières grandes villes commerçantes ont été les ports de mer ou de rivières, et nous donne la clef du développement urbain.
Les villes, c' est-à-dire des agglomérations de consommateurs, ne pouvaient se former et s' accroître que dans la mesure où elles trouvaient de quoi satisfaire à leurs besoins notamment en matière de ravitaillement alimentaire. Toutes petites, elles avaient, dans l' enceinte même, des jardins, des
granges et des hangars qui permettaient d' entreposer les récoltes de l' année, faites sous les murs. Plus grandes et peuplées en majeure partie, non plus d' agriculteurs exploitants ou des propriétaires de la campagne environnante, mais d' artisans, de commerçants, d' hommes de lois, d' administrateurs et de fonctionnaires, il leur fallait s' annexer économiquement - et le plus souvent administrativement les villages voisins avec leurs terres. De 6 ou 8 km à la ronde, on peut venir à pied, à cheval ou en charrette, approvisionner le marché ou les revendeurs, les « regrattiers ». D' ailleurs, les villes disposaient d' assez d' argent et d' hommes pour faire entretenir leurs voies d' accès immédiates et en assurer la police. Mais l' agglomération ne peut s' agrandir encore qu'en dépendant d' une région plus étendue. Il faut donc, non seulement que cette région soit fertile, et en bonne intelligence avec la ville, mais que les transports y soient aisés et, par conséquent, qu 'elle soit commodément desservie par des voies d' eau. Paris et les villes flamandes se sont vite développées dès qu' elles ont pu s' assurer la mainmise sur leur arrière-pays, d' ailleurs riche, auquel elles étaient reliées par des rivières navigables. Grâce à la Seine, à la Marne, à l'Oise et à l'Yonne, le Paris du xive siècle pouvait alimenter et fournir de matières premières, environ 100 000 habitants. Quant aux moyens de transport, ils n' empruntaient rien alors à la force mécanique. Encore sur mer pouvait-on utiliser le vent, mais sur les rivières il fallait, comme à terre, se servir de la force humaine ou animale. Tous les transports continentaux étaient donc réglés par la vitesse de l' homme, du cheval, de l' âne ou des boeufs.
Nous savons qu' un homme à pied fait en moyenne de 4 à 7 km à l' heure, qu' un cheval ne dépasse guère 10 km à l' heure, et qu' au surplus en mauvais terrain la marche est ralentie. Un convoi rapide parcourait 40 à' 60 km par jour. La France, a l' échelle du piéton ou du cavalier, était donc beaucoup plus grande qu 'à l' heure actuelle. On comptait une vingtaine de journées pour la traverser de bout en bout, vingt-neuf jours pour aller de Canterbury à Rome. Que dire de la carte du monde qui comportait encore tant de zones fabuleuses ou inconnues ? L' espace et le temps prenaient donc, pour l' homme du moyen âge, une valeur beaucoup plus considérable que celle à laquelle ils se sont dégradés de nos jours. Cependant il en disposait avec une libéralité dont notre activité moderne a presque perdu le secret.
La proximité est alors définie par la distance qui peut être parcourue, aller et retour, entre le lever et le coucher du soleil. Dès qu' il fallait passer la nuit hors de chez soi, c' était un voyage. La -vie économique, administrative, politique s' organisa donc en petites circonscriptions dont la dimension dépendait de la longueur du pas de l' homme ou de la foulée de sa monture. Ces antiques petits pays sont nos cantons actuels. Chacun, à vivre sur lui-même, développe particularités, originalités ou spécialités : façons de parler (prononciations et expressions), de s' habiller, de manger, de se distraire, de travailler, ses saints, ses grands hommes, et même son droit. Le patriotisme se conçoit d' abord et surtout à l' échelle du petit pays. Les guerres, qui furent le fléau de l' âge féodal jusqu'au temps de Saint Louis, étaient presque toujours des luttes de seigneurie à seigneurie, c' est-à-dire de village à village ou de canton à canton. D' ailleurs les obligations militaires, le service d'ost tel qu' il était fixé par les usages, nous montrent que les hommes ne pouvaient être requis que pour un temps limité, quarante jours au maximum, et que, la plupart du temps, ils avaient le droit de rentrer le soir coucher dans leur maison et de refuser de marcher si la troupe sortait des limites de la seigneurie. Quand les villes s' émancipèrent, il s' établit entre elles des alliances ou tout au moins des liaisons. Mais tout ceci n' allait généralement pas plus loin que la superficie d' un de nos arrondissements ou d' un de nos départements. C' est ainsi qu' au XIVe siècle Saint-Antonin, dans les cas graves, ne prenait pas de décision sans consulter au préalable Villefranche, Najac ou Cordes, et son horizon politique ne dépassait pas Cahors ou Albi. Martel en usait de même avec Dôme, Souillac et Cahors; de Provins, on allait à Troyes ou à Sens et à Paris. La vie économique était également décentralisée, comme nous l' avons vu plus haut. Mises à part les villes qui ne grandissent pas avant les XIIe-XIIIe siècles et qui paraissent considérables dès qu' elles dépassent - cas rare - 20 000 habitants, l' on pratique strictement la consommation sur place. La question des transports rejoint et explique en partie celles de la répartition des biens et de la structure sociale pour rendre compte d' une économie fermée et tendue non vers la vente et le profit, mais la satisfaction locale des besoins locaux...
Chaque maison, chaque ferme, chaque petit pays tend à se suffire et Rapplique à vivre sur soi. On s' efforce de pallier les disettes locales qu' il est sage de prévoir, moins par des échanges difficiles avec des contrées mieux pourvues, que par la constitution de stocks. Les abbayes, qui étaient souvent des entreprises agricoles modèles et riches, constituaient ainsi des réserves que la charité chrétienne leur faisait un devoir de partager et dont elles usaient libéralement.
Ce régime d' économie étroitement autarcique a laissé des traces durables dans notre caractère national : l' esprit d' économie, et même d' avarice, la « peur de manquer », une mentalité généralement non capitaliste (peu de sens commercial, le profit considéré comme moralement douteux). Enfin il a entraîné la pratique généralisée et encore vivante de la polyculture.
Jusque -vers le XIIe siècle, il était difficile de nourrir un groupe important de non-producteurs autrement qu'en le promenant de place en place. Ce n' était pas la production qui allait au consommateur, mais bien le contraire. C' est pourquoi une cour tant soit peu nombreuse devait se déplacer de domaine en domaine (Charlemagne avait donné des instructions précises, à ce propos), c' est pourquoi Carolingiens et premiers Capétiens n' avaient pas de capitale. Mais même quand la campagne fut plus peuplée et plus riche et que les transports purent être mieux organisés, la vie resta sédentaire et l' économie fermée : les seigneurs restaient sur leurs terres ; tout bourgeois enrichi achetait un domaine dont les tenanciers lui apportaient les produits en nature : grains, beurre et oeufs, volailles et gibier, légumes, vin (âcre verjus le plus souvent), huile d' oeuillette, de noix ou de faînes, miel et cire, bois de chauffage, foin pour les chevaux. Jamais tout à fait abandonnés, les baux en nature ont connu récemment un regain de faveur. Toute cette population fixée limitait sa connaissance du monde au marché ou au pèlerinage voisin. Mais elle recevait les nouvelles de l' extérieur par les voyageurs d' habitude ou d' occasion. Le mauvais état des routes n' opposait d' obstacle - venues les pluies -, qu 'à la circulation des chariots. Un cavalier, ou un homme à pied, pouvait continuer à passer partout. Et si le régime d' économie rurale attachait à la terre les producteurs et tous ceux qui participaient à la propriété, à la « saisine » des biens-fonds, restaient mobiles d' abord ceux qu' un crime ou la misère, une disette locale avaient chassés de chez eux, puis les vagabonds, voleurs ou non, qui profitaient de la libérale hospitalité monastique pour continuer leur vie errante tant qu 'ils en avaient la force, les jongleurs, montreurs de bêtes ou chanteurs, qui couraient les noces, les foires, les pèlerinages et les tournois. Des clercs se faisaient errants soit pour prendre des libertés avec la discipline cléricale- (et tout le haut moyen âge fulmine contre ces clercs dont personne ne sait de qui ils relèvent), soit pour donner carrière à un zèle que l'Eglise parfois suspecte et déplore, parfois admire. Quand la vie politique se stabilise, au XIIIe siècle, l'Eglise sanctionne même la fondation de deux ordres « mendiants » : Franciscains, au prodigieux succès, et Dominicains. Tous ces gens-là, professionnels des voyages, ne sont enracinés nulle part. A côté d' eux, commerçants pratiquant les foires, fonctionnaires royaux ou seigneuriaux qui vont tenir des audiences dans tous les coins de leur circonscription, enquêteurs, courriers et messagers passent la plus grande partie de leur vie à l' hôtel et à cheval.
Puis les voyageurs d' occasion : ouvriers qui cherchent de l' embauche ou se déplacent pour se perfectionner dans leur métier, étudiants qui suivent leurs maîtres d' une université et d' un pays à l' autre, plaideurs en procès qui multiplient les déplacements au siège de la juridiction et qui tôt ou tard vont à la cour la saisir de leur affaire, prêtres, évêques, religieux et laïcs en route pour Rome (où le grand jubilé de 1300 attira, par exemple, des foules énormes), pèlerins innombrables. I:e pèlerinage est une véritable institution. Il est un témoignage de piété, la pénitence infligée à certains crimes, ou la peine (variété du bannissement temporaire) à laquelle condamnent certaines juridictions, et aussi le moyen d' échapper à la routine ou de courir les aventures. Aussi est-il considéré par l'Eglise et les pouvoirs publics avec une faveur inégale, parfois imposé, parfois loué, parfois déconseillé, parfois blâmé ou prohibé. On se rend aux sanctuaires locaux : les Bretons font le Tro Breiz par la route verte, mais on va aussi très loin : de toute l' Europe on chemine vers le Mont-Saint-Michel, la Terre sainte, Rome, Compostelle, Cologne, Canterbury. On part pour des mois, des années, seul ou en troupes. Les itinéraires sont si fréquentés qu 'ils sont jalonnés de stations prévues, aux riches et grandes églises : telle la Madeleine de Vézelay, ou Sainte-Foi de Conques. La mère de Jeanne d' Arc, quand sa fille prend les armes, s' en va prier pour elle à Notre-Dame du Puy, à 700 km de Domremy.
Tout un monde bigarré se déplace sans arrêt sur les routes du moyen âge. Au xive siècle, il passe à Aix 12 à 13 voyageurs par jour. C' est assez pour que les nouvelles se propagent et que chacun prenne conscience d' une vaste chrétienté.
Sédentaires ou non, les gens du moyen âge sont presque tous obligés par leur genre d' existence à un sévère entraînement physique : les paysans qui forment les neuf dixièmes de la population mènent la vie de grand air, et aussi les nobles dont la chasse, à défaut de guerre, forme la majeure occupation. Comme les voyageurs, ils subissent le froid, la chaleur et la pluie. Aussi n' y a-t-il pas alors cette violente incompréhension qui divise de nos jours les populations selon qu' elles sont rurales ou non. Quand une abbaye tenait chronique des événements importants, elle inscrivait gelées et orages parmi les morts de princes ou les batailles.De plus, chacun s' habitue à des conditions de vie rudes. Parcourir la France et l' Italie de bout en bout était une performance qui n' effrayait ni un pèlerin, ni un commerçant, ni un étudiant, ni un religieux même sexagénaire, dût le voyage être fait à pied. Passer la journée à cheval était le sort commun des plus grands seigneurs, des marchands, de leurs valets, de maints hommes de lois, et des plus infimes courriers de petites villes. Les fatigues étaient les mêmes, les gîtes d' étape analogues. Au débotté, le roi, le commerçant, le clerc pouvaient se plaire aux mêmes anecdotes de voyage et fraterniser d' une façon qui pour n' être pas ostentatoire n' en était pas moins réelle.

En résumé, les hommes du moyen âge, directement exposés aux conditions naturelles, leur devaient certaines caractéristiques : sur le plan individuel, le développement des qualités corporelles (robustesse, endurance) et des qualités morales corrélatives (patience, courage au moins passif), une certaine rudesse d' existence, un rythme de vie qui se conformait aux jours et aux saisons; sur le plan économique, l' obligation de se suffire pour l' essentiel avec les ressources du pays, entraînant la limitation des besoins, l' ingéniosité, et des migrations de population plutôt que de produits ; sur le plan social une très grande décentralisation avec d' infinis particularismes, mais aussi cette fraternité informulée qui naît d' expériences analogues.

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